Avec Les Vagues, présenté au Théâtre de la Tempête, Élise Vigneron propose une adaptation sensible d’un énigmatique texte de Virginia Woolf qui entrelace les flux de conscience de six amis. Les personnages y sont incarnés par des marionnettes de glace, fondant au fur et à mesure de la représentation, et dont la matérialité liquide réussit avec brio à traduire scéniquement la spécificité de l’écriture de l’autrice britannique.
Les éphémères
« Je vois un anneau, dit Bernard, suspendu au-dessus de moi. Il frémit suspendu dans une boucle de lumière. »
« Je vois une dalle d’un jaune pâle, dit Susan, qui s’étend jusqu’à une raie pourpre ».
« J’entends un son, dit Rhoda, gazouillis, guilleri : gazouillis, guilleri, qui monte et qui descend. »
« Je vois un globe, dit Neville, suspendu comme une goutte aux flancs énormes d’une colline. »
« Je vois un gland cramoisi, dit Jinny, torsadé de fils d’or. »
« J’entends quelque chose qui piaffe, dit Louis. La patte d’une grande bête est enchainée. Elle piaffe, et piaffe, et piaffe. »
Au commencement, il y a ce texte inclassable de Virginia Woolf, initialement intitulé les Ephémères, qu’elle qualifiait de play-poem et décrivait ainsi dans son Journal « Les Vagues se réduisent, je crois (j’en suis à la page 100), à une série de soliloques dramatiques. Ce qu’il faut, c’est donner plus d’homogénéité aux entrées et aux sorties, comme un rythme de vagues ».
Les vagues en question sont les flux de consciences entrelacés de six amis – Bernard, Jinny, Louis, Neville, Rhoda et Suzanne – depuis la prime enfance jusqu’à la vieillesse, interrompus par des interludes qui décrivent le parcours du soleil sur une plage depuis l’aurore jusqu’au crépuscule d’une seule journée, symbolisant ainsi la course d’une vie humaine. Plus encore que dans son roman Mrs Dalloway, auquel on la réduit parfois, Virginia Woolf réussit avec une virtuosité et une sensibilité inégalées à nous faire sentir le passage du temps et la myriade de perceptions qui traversent les six personnages au caractère distinct mais réunis dans leur affection pour un septième ami, Percival dont le destin bouleversera leur vie.
Dès lors, comment mettre en scène un chef d’œuvre si singulier sans verser dans l’illustration, comme c’est souvent le cas lors d’adaptation de textes non-théâtraux, ou dénaturer l’écriture de Woolf ?
Des personnages-temps
Élise Vigneron relève le défi en utilisant la matérialité du théâtre, et en particulier du théâtre de marionnettes dont elle est issue. Cinq enfants de glace (Neville a été laissé de côté) animés par autant de comédien.ne.s-marionnettistes, évoluent sur scène et sous la chaleur des projecteurs qui les dissoudra progressivement en un grand tout aquatique contenu dans un bassin au centre de la scène. La glace incarne à merveille ce temps s’écoulant au gré des phrases splendides de Woolf, interprétées avec talents par les comédien·ne·s-marionnettistes qui enlacent, dansent et pour certains détruisent ces enfants-doubles.
Loin de se réduire à un concept, le choix d’Élise Vigneron rend sensible l’un des lignes de force de l’œuvre de Woolf : la tension entre la permanence de l’enfance, symbolisée par les marionnettes qui ne grandiront jamais et leur confrontation avec les corps adultes des comédien·ne·s, et l’impermanence du temps qui fuit avec l’élément liquide sous toutes ses formes dont on sait qu’il obséda Woolf sa vie durant jusqu’à son suicide dans les eaux de l’Ouse. Ainsi, le contact avec l’enfant intérieur glacé en nous (au début de la pièce les marionnettes apparaissent pour la première fois dans une sorte de frigidaire dont les extraient les comédiens) est significatif de la relation que chaque personnage entretient à lui-même, qu’il apparaisse comme un fardeau pesant sur le dos des comédien.ne.s ou qu’il entre en communion par la danse (très beau moment offert par Jinny/Azusa Takeuchi).
Une expérience sensible
Au-delà de la performance technique, l’adaptation vaut aussi pour sa dimension synesthésique, notamment grâce à la création lumière de César Godefroy restituant habilement les différents moments de la vie des personnages, et une création sonore admirable du batteur Thibault Perriard et de l’ingénieure du son Géraldine Foucault qui se sont inspirés directement du bruit de la mer et de la glace et l’ont spatialisé, peut-être pour atténuer le dispositif frontal classique de la salle du théâtre de la Tempête. Là encore, la variété des procédés de l’utilisation de l’eau traduit une sorte de symbiose avec l’écriture de Woolf.
Mrs Constable, une serviette de bain nouée à la taille, prend son éponge couleur de citron et la trempe dans l’eau ; elle devient marron comme du chocolat ; elle goutte ; et l’élevant au-dessus de moi, alors que je frisonne au-dessous, Mrs Constable la presse. L’eau ruisselle le long de ma rigole dorsale. Des flèches de sensations lumineuses m’assaillent des deux côtés. Je suis recouvert de chair tiède. Mes recoins les plus secs sont mouillés ; mon corps froid se réchauffe ; il est inondé et luisant. L’eau descend et m’enrobe comme une anguille. (…) Des sensations riches et puissantes se forment sur le toit de mon esprit ; ma journée tombe comme une averse (…).
Mais c’est justement parce que le spectacle incarne cette expérience sensible décrite dans Les Vagues qu’il ne laisse pas à quai ceux qui n’ont pas (encore) lu Woolf. Le choix fait par Élise Vigneron et sa dramaturge Marion Stoufflet de réduire le texte, très dense, à un spectacle d’une heure et quelques, permet de se concentrer sur l’esprit plutôt que la lettre, et de laisser au public des temps de contemplation dans l’esprit du concept japonais mono no aware (l’émotion des choses) dont s’est inspirée Élise Vigneron. Un état d’esprit des choses qui d’ailleurs se prolonge au-delà de la fin du spectacle lorsque le public, encore sous le charme, reste après les applaudissements pour contempler ce qu’il reste des marionnettes et observer le dispositif d’un peu plus près.
La voix manquante du chœur de glace
Ce choix d’un texte resserré est cependant à double tranchant. En sacrifiant Neville, amoureux fervent et inconsolable de Percival, Élise Vigneron et Marion Stoufflet créent une sorte de déséquilibre dans ce que Marguerite Yourcenar, qui la première avait traduit Les Vagues, qualifiait de « récit musical » « à six instruments ». La pièce est sous-titrée « création pour spectacle de glace » mais il manque la voix de Neville et son amour pour Percival, par ailleurs amoureux de Susan, pour que le spectacle soit complètement harmonieux et comprendre tout à fait le fil qui relie les six personnages.
En effet, Percival (que l’on n’entend jamais dans le poème de Woolf puisqu’il n’est décrit qu’à travers les yeux de ses amis), en raison de l’absence de Neville, devient presque évanescent alors qu’il est justement le contrepoint terrestre et presque terre à terre des autres. La quête de Neville pour retrouver l’aimé dans différents jeunes hommes, faisant de lui un poète reconnu, disparait irrémédiablement.
Reste que la quête esthétique de la metteure en scène, certes imparfaite, habite totalement la scène et en fait, non seulement une adaptation très réussie d’un texte insaisissable malgré plusieurs tentatives d’autres metteurs en scène, mais une véritable création qui se suffit à elle-même.
Les Vagues, création pour chœur de glace,
d’après Virginia Woolf
Mise en scène – Élise Vigneron
Avec Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi (en alternance avec Yumi Osanai)
Vu le 21 mai 2024 au Théâtre de la Tempête
Prochaines dates
10-11 octobre – Maison de la Culture, Amiens
8 novembre – Les Salins, scène nationale, Martigues
15 novembre – Théâtre la Passerelle, Gap
19 novembre – Scène 55, Mougins
22-23 novembre – Théâtre National de Nice, Nice
27-28 novembre – Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
25-27 mars 2025 – Théâtre de l’Union, Limoges
27-28 mai 2025 – Stamsund Theater festival, Norvège