Roberto Zucco : par delà le bien et le mal ?

Entre poésie et scandale, la mise en scène de Rose Noël de Roberto Zucco pose des questions actuelles d’incarcération, de rapport à la liberté et en filigrane c’est bien la porosité de la frontière entre l’humain et le monstre qui se dessine dans cette cavale aux airs de tarentelle.

Faire exister un ailleurs 

© Fanny Cortade

À l’entrée de la salle, deux vigiles nous rappellent les consignes : nous entrons dans un concert, ils vont procéder à la vérification des sacs. Vestige d’un contrôle permanent, la menace que sous-tendent ces gestes auxquels nous sommes habitué·es ne nous affecte même plus. Dans une ambiance rouge et enfumée, nous pénétrons dans un concert déjà commencé : le duo de voix, violoncelle et guitare — « Bivio » dans la vraie vie — nous transporte tout de suite dans un univers dansant et quelque peu étrange, à la manière d’un rituel initiatique. Une fois tout le monde arrivé, la tarentelle commence : dolce nera, une chanson populaire italienne nous emmène immédiatement dans un ailleurs. Un ailleurs léger, où la frontière spectateur-acteur est abolie pour laisser place à une danse commune, légère, insouciante, avant que les vigiles nous rappellent à l’ordre, à nos places attribuées. Le contraste est saisissant et tout au long du spectacle, ce duo musical symbolise cette possibilité d’évasion, de mise en perspective. Tantôt dans un contraste presque cynique – du Dalida pendant un meurtre — tantôt en forme de parole divine — avec des airs grégoriens sur des percussions assassines, ces deux figures musicales détournent l’histoire et brouillent les pistes, à la manière de deux miroirs déformants.

Un homme ordinaire

© Fanny Cortade

Un jeune homme se fait arrêter après avoir assassiné son père, il s’évade et lors de sa cavale il exécute sa mère. Un enquêteur et d’autres innocents s’ajoutent aux victimes dont les vêtements comme des restes s’amoncèlent en fond de scène . Mais il rencontre aussi la gamine, cette jeune fille elle-même incarcérée dans sa propre maison, entre une sœur et un frère aussi tyranniques que protecteurs, et entre eux naît une l’amour comme une manière de s’évader. Le jeu de séduction est brillamment servi par l’interprétation des deux acteur·ices à la fois intense et ludique. Roberto Zucco est une histoire inspirée de faits réels est c’est peut être en cela que la pièce de Koltès questionne de manière radicale notre rapport à l’incarcération, aux pulsions, et plus largement aux questions de bien et de mal. Les meurtres ne sont jamais justifiés par leur auteur, ce qui nous plonge dans un flou absolu : il ne nous est pas donné de le comprendre. En revanche, on peut le regarder, l’entendre nous parler d’autres choses, dans d’autres langues, comme s’il était lui-même un autre. Cette divergence interne est portée par deux lignes dramatiques aussi fortes que fascinantes : celles de la mort et de l’amour, au coeur de tout théâtre et de tout mythe.

Le beau et la bête

© Fanny Cortade

 « Comment un garçon aussi beau a-t-il pu faire cela ? » c’est la question pour le moins étrange qui est répétée pendant sa cavale, comme si l’immoralité se lisait sur le visage. Cette double face de Zucco, jamais tranchée, s’immisce tout au long du spectacle qu’elle tend comme une question lancinante. Face à nous, en fond de scène, les vêtements pendus des différentes victimes rappellent sans cesse la réalité macabre de ses actions. Pourtant lorsqu’il s’adresse à nous ou à la gamine, on a du mal à décider de son sort. C’est l’impasse : impossible de le condamner, impossible de l’innocenter : le doute subsiste. Car ce qui anime au fond Zucco, il semble que ce soit la liberté, peu importe son prix. Ainsi, tout au long de ce chemin de croix, Zucco tente à la fois de se sauver auprès de nous, d’échapper à la police mais aussi à ses propres actions et in fine à sa propre identité. 

« Vous êtes en train de partir sans votre mémoire »

Cette évasion générale passe d’abord par la parole : il y a dans le texte de Koltès des stratagèmes pour détourner les mots, ceux qui nomment : les différents oiseaux dont est affublée la gamine, qui n’a même pas de nom ; les oublis, les répétitions, les énumérations. La metteuse en scène Rose Noël poursuit ce geste avec la musique et l’usage de l’italien comme autant de langages. Zucco vient d’un ailleurs et cette opacité du personnage est redoublée par l’italien dont le sens est comme un mirage. De plus, il semble échapper à l’espace même : tantôt sur les poutres du théâtre ou bien dans le public, sous les draps d’une table, dans les coulisses. Cet ailleurs est le terrain de jeu de Zucco.

Dans cette mise en scène de Roberto Zucco, sur ce fil tendu entre la cage et l’air libre, l’essentiel réside dans l’indétermination. Ne pas trancher, ne pas révéler ce que l’on doit penser de lui. Ainsi, on comprend qu’il part libre : libre de sa mémoire, de son nom, de sa vie et ce que l’on aura pu en dire.

© Fanny Cortade

Roberto Zucco
Par le Collectif 13
Texte – Bernard-Marie Koltès,
Mise en scène – Rose Noël
Avec Natalia Bacalov, Lola Blanchard, Simon Cohen, Laurence Côte, Suzanne Dauthieux, Maxime Gleizes ou Thomas Rio, Axel Granberger, Akrem Hamdi, Rose Noël, Martin Sevrin, Mélie Torrell

Le spectacle est à retrouver au Festival d’Avignon 2025 OFF au Théâtre du Girasole du 5 au 26 juillet à 22H30 (relâche les mardis).

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