Dans le spectacle Singspiele, Maguy Marin crée une palette précise et étrange des gestes sociaux et comportements humains. Durant une heure, l’interprète David Mambouch traverse de cour à jardin une estrade sur laquelle se trouvent divers vêtements. Une performance impressionnante de maîtrise des gestes et d’endurance se déroule sous nos yeux, sans qu’aucun mot ne soit jamais prononcé. Sur scène se trouve un corps seul, mais la densité des effets qu’il produit transmet la vitalité de toute une foule.
Du 20 mai au 28 mai 2025, Singspiele a été joué dans la salle Célestine au Théâtre des Célestins, à Lyon. Crée en 2014, Singspiele est repris par Maguy Marin et son interprète David Mambouch. Lorsque l’on entre dans la salle, la scénographie est éclairée. Nous y voyons une estrade de taille modeste et un mur sur laquelle sont fixés trois portes manteaux, en dessous desquels se trouvent trois cubes. Des vêtements sont accrochés à ces mêmes portes manteaux. La salle est plongée dans le noir, l’interprète entre à cour et s’assoit sur le bord de l’estrade. Lorsque la lumière se rallume, ce n’est pas son visage mais celui d’un autre homme que l’on voit. L’interprète porte tel un masque, un bloc-notes. Sur chacune des pages est imprimé un visage différent. Des visages d’hommes connus, d’hommes inconnus, de femmes, de drag queens, de petits garçons, de petites filles, ou encore de poupées. Tout le long du spectacle, l’interprète arrache une page après l’autre pour changer de visage. La feuille du bloc-notes arrachée est le déclencheur de tout un processus minutieux et précis. Une fois le visage révélé, David Mambouch change de posture. Son corps se transforme en celui ou celle dont il porte le visage. De la manière dont il se tient à celle qu’il a de mettre ses boutons, tout est pensé et sensiblement chorégraphié pour que soit rendu visible ce qui dans la vie de tous les jours est inconsciemment perçu, c’est-à-dire, ces détails qui nous permettent de “lire” quelque chose chez une personne.

Le spectacle est un grand mouvement à lui seul, une sorte de grande mutation du corps de l’interprète, qui, en n’incarnant personne devient tout le monde. Nous pouvons penser cette heure de spectacle comme un spectre continu de lumière blanche au sein duquel Maguy Marin travaille à la révélation de chacune de ses couleurs et la diversité de leurs mélanges possibles. L’interprète voyage d’un porte manteau à l’autre, de vêtements dits “masculins” à des vêtements dits “féminins”, jusqu’à ce que ces deux catégories se confondent entièrement. David Mambouch fait preuve d’un gestuel athlétique si technique, qu’on arrive à percevoir la figure qu’il caractérise sans perdre de vue qu’un visage se cache derrière ce bloc-notes. Ce spectacle devient une expérience de spectateurs et spectatrices éminemment poétique et politique. Plus le spectacle avance, plus nous nous accoutumons à ce dispositif d’observation et d’attente mis en place par Maguy Marin. Dès lors, nous accédons à un certain degré de conscience de soi et du temps de métamorphose du corps de l’interprète qui rend visible ce que nous n’avons pas le temps d’observer et de sentir comme tel dans la réalité.
Une expérience d’hypersensibilité visuelle
Depuis le public, nous sommes progressivement plongés dans un état d’hypersensibilité visuelle qui nous permet de scruter et d’observer à la fois la transformation du corps de l’interprète et les sensations que cette nouvelle figure nous procure. Nous ne pouvons pas à proprement parler de personnages. Ce que nous voyons successivement et de manière répétée sur scène, se sont les apparitions et les disparitions de figures au sens de ce qui est caractérisé d’abord par son apparence, sa forme, ses gestes. Le jeu des dimensions permet d’écarter toute tentative d’illusion. En effet, les visages sur le bloc-notes sont imprimés en deux dimensions alors que le corps de l’interprète qui donne vie aux visages est lui, en trois dimensions. De sorte qu’il n’est pas possible pour le public de voir des personnages sur scène ou d’oublier que l’interprète est un interprète.

Maguy Marin réussit brillamment à éviter tout cliché ou caricature. Elle semble jouer avec le dispositif en déplaçant notre regard à chaque nouvelle apparition. Nous attendons la prochaine posture, le prochain visage et nous tentons d’imaginer le corps du visage qui apparaîtra sous nos yeux. Autrement dit, nous sondons la sensation immédiatement ressentie à la vue d’un nouveau visage.
Ce jeu de rythme permet de constamment faire sentir la rapidité variable avec laquelle le regard se porte sur le visage et observe la mise en jeu du corps qui lui donne vie. Par exemple, dans la première partie du spectacle, David Mambouch est en costume-cravate. Il s’assoit sur le cube à cour, écarte ses jambes et pose son coude sur son genou pour prendre la pose. Puis, il tire doucement la feuille qui lui sert de visage. Le visage de David Pujadas apparaît alors. Or cette fois-ci, au lieu de bouger et de changer de vêtement, il reste immobile. Notre attente est alors déjouée. Cette scène suscite de nombreux rires dans la salle. C’est une variation inattendue qui crée une sensation d’évidence : cette figure de David Pujadas nous dit quelque chose de lui. C’est comme si ce non-geste qu’est l’immobilité, relevait un élément qui le caractérise. Le public rit probablement parce qu’il retrouve immédiatement ce qu’il a déjà inconsciemment perçu de manière diffuse chez David Pujadas : ici ses manières de présentateur et d’homme bourgeois.
David Mambouch devient sculpteur et sculpture de ce langage sensible poétique et instantané qui existe entre chaque individu
Ces rires spontanés témoignent de la puissance de ce spectacle. Maguy Marin arrive à reconstituer des corps sensibles et sociaux, et les met en relief avec une habilité qui permet de vivre à la fois l’expérience de découverte d’inconnus et l’identification de personnes connues. David Mambouch devient sculpteur et sculpture de ce langage sensible poétique et instantané qui existe entre chaque individu. Maguy Marin constitue à l’échelle de ce dispositif ce qui pourrait s’apparenter à une collection de gestus au sens brechtien en ce qu’elle révèle à chaque apparition un ou plusieurs marqueurs sociaux caractéristiques.
Un spectacle qui mêle politique et poétique du corps
C’est comme si dans Singspiele, Maguy Marin ralentissait le temps afin que nous puissions l’observer, le sentir pleinement et en devenir consciemment les acteurs et actrices. Nous pouvons examiner de manière variée et répétée la causalité qui existe entre le geste et la sensation qui émerge en nous à la vue de l’autre. C’est peut-être ce qui est le plus politique dans ce spectacle : cet état de conscience dans lequel chaque spectateurs et spectatrices se trouvent.

La dernière partie du spectacle réserve les variations les plus inattendues. Certains visages deviennent dérangeants. Par exemple, lorsque que David Mambouch prend le visage d’une petite fille, nous sommes confrontés à l’image d’un corps d’homme adulte qui joue le corps d’une petite fille. Ou encore, lorsqu’il est en slip sur scène avec le visage d’un homme au regard malicieux, nous nous retrouvons face à ce qui nous apparaît comme un pervers ou un pédophile. Ces figures pose la question du fantasme et du monstre. Le dialogue sensible se complexifie et se contrarie en nous. Depuis le public, nous ne sommes plus une foule qui tente de reconnaître des individus, mais des individus face à divers fantasmes existants. Le spectacle nous confronte ainsi à la sensation de reconnaissance jusque là assez plaisante. Tout à coup, cette proximité entre le corps de David Mambouch et certains visages devient repoussante, irritante, répugnante, monstrueuse.
Cet espace qui existe entre l’estrade et le public permet d’adhérer ou de rejeter l’identification avec l’individu représenté. Vient alors à notre conscience une forme particulière de libre-arbitre : celui d’adhérer ou non à la figure créée devant nous. Maguy Marin rend le regard conscient et dialoguant. Dès lors, certaines figures obligent le public à prendre sensiblement parti, c’est-à-dire à choisir la place la figure observée sur la palette de sa tolérance individuelle. Maguy Marin étire ainsi le temps de la rencontre avec la figure de telle manière à ce qu’une dissection politique et poétique de la force et de la responsabilité qu’induit le regard soit possible individuellement pour les membres du public. Elle sculpte, forme, fait entendre le langage du regard toujours silencieux qui nous relie plus qu’il ne nous sépare. Maguy Marin rappelle puissamment et politiquement au spectateur que l’acte de voir n’est ni anodin, ni apolitique, ni insensible ou seulement rationnel.
C’est une forme de théâtre politique singulière et subtile, incluant un dispositif exigeant envers les spectateurs et spectatrices comme on en voit peu
Singspiele est un spectacle à voir, à sentir, à observer, qui donne matière à réfléchir. Si l’on réussit à entrer sensiblement dans cette temporalité invisible qui existe entre l’interprété vu et l’image perçue, on sort de ce spectacle troublé et/ou impressionné. Cette œuvre est une manière théâtrale d’explorer la puissance langagière du corps. C’est une forme de théâtre politique singulière et subtile, incluant un dispositif exigeant envers les spectateurs et spectatrices comme on en voit peu. Singspiele est un événement théâtral qui souligne le conditionnement social de notre regard et de nos gestes d’une manière qui n’est peut-être possible qu’au théâtre. En travaillant le corps comme matière, rythme et variation, Maguy Marin fait déambuler David Mambouch sur un des fils invisibles qui relient tous les individus entre eux, même immergés dans une foule.
Singspiele
Conception – Maguy Marin, Benjamin Lebreton, David Mambouch
Chorégraphie – Maguy Marin
Avec – David Mambouch
Scénographie – Benjamin Lebreton
Lumière – Alexandre Béneteaud
Création sonore – David Mambouch
Régie générale – Rodolphe Martin
Assistanat au costumes – Nelly Geyres
Crée en 2014 au Théâtre Garonne, Scène européenne à Toulouse.
Vu au Théâtre des Célestins, du 20 au 28 mai 2025, à Lyon.
Prochaines dates
10 et 11 avril 2026 – Théâtre national de Chaillot, Paris.
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