Voir clair avec Monique Wittig © Estelle Hanania

Voir clair avec Monique Wittig : bravo les lesbiennes !

Sœurs

Il y a un feu dans la forêt, un feu comme une lueur dans la nuit, comme un refuge dans l’inhospitalier. Un foyer. Et, tout autour, le chant des oiseaux, les hurlements des loups, le bruit de la tempête qui arrive. Deux femmes en costume sont là, qui dispensent, dissèquent, vulgarisent, rendent audible et rendent hommage à la parole de Monique Wittig. C’est elle, autrice, philosophe, militante, lesbienne, qui a allumé le feu. Adèle Haenel, actrice, autrice, militante, lesbienne, et Caro Geryl, musicienne, compositrice, militante, lesbienne, alimentent ce feu. Et nous, tout autour, buvons ces mots du feu, ces mots du flux. Le spectacle auquel nous étions invité·es, au cœur du sublime théâtre des Bouffes du Nord, était moins du théâtre qu’une veillée au coin de l’âtre, nous nous sommes tous·tes réchauffé·es à la chaleur de la pensée wittigienne, et nous étions aussi là pour faire famille, tous·tes ensemble, liées, allié·es dans l’adversité. Car Adèle de le mentionner d’entrée : « Profitons des espaces qui nous restent, de plus en plus rares et de plus en plus menacés. » Les Bouffes du Nord sont de ces espaces, ainsi que le giron du collectif DameChevaliers à l’initiative de ce spectacle, et tous les halos de lumières qu’on allume dans l’obscurantisme que plus rien ne semble arrêter. 

Parer les coups bas du fascisme, riposter à la peur qu’il propage, détricoter ses discours « contre » — contre les femmes, contre les communautés queer en général et les lesbiennes en particulier, contre les pauvres, contre toutes les personnes qui désirent vivre en marge du capitalisme et du patriarcat, contre celleux qui s’opposent à la norme — voilà le grand projet de Monique Wittig, que l’on peut lire, entres autres ouvrages importants, dans La pensée straight (publié en anglais d’abord, en 1992, le recueil ne sera traduit en français qu’en 2001, aux grandes femmes la patrie pas reconnaissante), livre qu’Adèle Haenel et son collectif ont décidé de nous expliquer ce soir, en mode réunion Tupperware révolutionnaire. C’est un grand geste d’amour que ce spectacle : rendre accessibles les textes théoriques des penseur·euses anti-capitalistes et anti-patriarcaux·ales c’est éclairer la lutte anti-capitaliste et anti-patriarcale, c’est rendre ses militant·es plus riches, plus justes et c’est rendre possible la révolution fantasmée. 

Oui, la pensée de Wittig est révolutionnaire, mais elle est aussi ardue, et pas forcément accessible aux néophytes (j’en suis). Adèle Haenel offre sa voix et son corps à l’incarnation du propos de Wittig, l’actrice se fait le vaisseau de l’autrice. Et tous·tes nous sommes venu·es les écouter, tous·tes nous sommes monté·es à bord, nous avons voyagé avec elles, pour entrapercevoir les rives du monde nouveau qu’elles nous invitent à fantasmer à travers leurs yeux. Tous·tes nous sommes venu·es nous réunir autour d’Adèle, un peu comme autour d’un gourou, et de Wittig, un peu comme autour une déesse. Il y a une mystique dans ce spectacle, des moments où vous serez hypnotisé·es, dans un rythme lancinant qui oscille entre pleine conscience et endormissement, entre les lumières et les ombres. Il faut se laisser porter. Et accueillir en soi ce que la parole de Monique Wittig et l’expérience personnelle d’Adèle Haenel remuent en nous.

Voir clair avec Monique Wittig © Estelle Hanania
© Estelle Hanania

Un au-delà du genre

La pensée straight est un texte dense, exigeant, retors ; Voir clair avec Monique Wittig est un spectacle généreux, flottant, courageux. Et drôle aussi parfois. Je vous l’avoue : je n’ai pas tout compris, encore moins tout retenu. Mais des idées, claires, nettes, précises, m’ont foudroyée. Quand Adèle dit : « Les violences faites aux femmes. Y a même pas de sujet. » Alors remettons l’église au milieu du village, et le patriarcat au milieu de son monde : les hommes violentent les femmes, les hommes violent les femmes. Quand Wittig dit : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Car la catégorie « femme », de la même manière que la catégorie « homme », sont des étiquettes fabriquées par la patriarcat qui invente une vision binaire du monde, vision confortable, binarité sur laquelle il est plus simple d’exercer sa domination : les hommes et les femmes, les blancs et les noirs, les pauvres et les riches, les normaux et les anormaux (liste non-exhaustive). Or, les lesbiennes, qui s’extraient des rapports hétéro-centrés imposés par le patriarcat en ne relationnant qu’avec des femmes (elles discutent entre femmes, elles tombent amoureuses entre femmes, elles font l’amour entre femmes, elles font des enfants entre femmes) (liste non-exhaustive), s’extraient par là-même de la catégorie « femme », qui, elle, n’est construite qu’en rapport avec la catégorie « homme ». C’est un peu raide ? Ne vous inquiétez pas, Adèle va tout vous expliquer. 

Le texte nous exhorte à penser en-dehors de la boîte, à nous décloisonner, à nous faire prendre conscience de la cage dans laquelle nous avons l’impression d’être libre. Mais comment peut-on se croire libre quand on est obligé·e de se conformer à des attentes, de se soustraire à des injonctions, de se contenter de ce que nous donne cette société, qui rend exsangues la planète et les êtres ? Que chacun·e fasse cette exercice — car, oui, la liberté ça s’exerce, comme un muscle, ça se cultive, comme un potager : qu’est-ce qui fait que je suis femme ? Qu’est-ce qui fait que je suis homme ? Qu’est-ce qui fait que je me considère comme tel·le ? Qu’est-ce qui fait que je suis considéré·e comme tel·le par les autres ? Qu’est-ce qui fait, alors même que je suis censé·e entrer dans cette catégorie, que je sens une gêne ? Que je ne m’y sens pas complètement adapté·e ? Qu’est-ce qui déborde ? Qu’est-ce qui résiste ? Qu’est-ce qui, en moi, ne peut être étiqueté ? Quels sont ces feux intérieurs, que rien ni personne ne peut nommer, et qui pourtant me brûlent ? Qu’est-ce qui me meut ? 

Sortir de Voir clair avec Monique Wittig, de ce moment de suspens avec nos animaux familiers, et se replonger dans le monde, le vrai, le très souvent triste et sans espoir, peut paraître un peu violent. Or, ce qui advient est beaucoup plus lumineux : on est mieux équilibré·e, on se sent plus solide sur ses appuis, on est plus lucide. Ou peut-être, est-ce l’inverse qui se passe : on a perdu l’équilibre que l’on pensait avoir, toutes les cartes sont redistribuées, on se questionne. Dans tous les cas, le théâtre a fait son œuvre, il a de nouveau accompli deux de ses plus belles missions : il nous a appris des choses et il nous a ouvert des mondes. Il nous a donné des outils pour vivre mieux, plus juste, plus fort. Il nous a redonné l’espoir qu’il n’y a pas de fatalité, que la fatalité on la nique, que le monde dans lequel nous voulons vivre est un rêve qui se vit au présent.

Voir clair avec Monique Wittig © Nicolas Montandon
© Nicolas Montandon

Voir clair avec Monique Wittig nous offre un modus operandi de la lutte : retrouvons-nous donc tous les soirs, entre chien·nes et loup·ves, retrouvons-nous et discutons à bâtons rompus de nos rêves, de nos doutes, de nos espoirs. Et aussi laissons-nous porter par nos émotions, laissons vivre en nous nos sensibilités, qu’elles nous portent vers des présents heureux. Partageons des moments forts où nos paroles toucheront à nos vérités, à nos désirs les plus chers, à nos utopies les plus folles. Les animaux de la forêt reconnaîtrons les sien·nes.

Tous nos articles Théâtre