Fusées : Au commencement était le théâtre

Depuis 2009 avec sa compagnie la vie brève, et plus récemment au Théâtre de l’Aquarium, Jeanne Candel mène tambour battant un projet artistique qui s’est donné trois caps : le théâtre, la musique et l’écoscénographie. Trois caps qui dialoguent et swinguent ensemble, se mettant conjointement au service des fictions que la metteuse en scène invente. Fusées, sans déroger, accorde ainsi une place de choix à cette triade alchimique… et cela crée des étincelles !

Piano et castelet sous bâche bleue

Fusées démarre en trombe avec l’entrée en scène d’un piano, puis d’un castelet recouvert d’une bâche bleue, poussés par quatre comédien·ne·s-musicien·ne·s éclopé·es, couverts de bandages. En fond, le célèbre concerto de piano de Schumann (Op.44 en mi majeur) fait référence à la scène inaugurale du film « Fanny et Alexandre » d’Ingmar Bergman : comme Alexandre, l’on entre dans la fiction par le théâtre.  

Un prologue est annoncé. La joyeuse petite troupe cabossée s’ingénie alors à faire, dans ce castelet, le récit des origines. Où l’Homme – surnommé « bête sauvage » – et le Théâtre naissent ensemble. Où sont inventés d’un même geste les instruments de mesure et de musique. Où de κόσμος en cosmos, le monde déborde de lui-même et voit surgir sa part invisible et terrifiante que certains nomment « monstres » et d’autres « trous noirs ». Parés de marionnettes de fortune, de film plastique et d’un vieux tourne disque comme tournette, ils mettent ainsi en branle une machinerie miniature des plus sophistiquées pour nous faire apparaître le système solaire, le big bang ou encore le décollage de la première fusée. 

Beau dispositif que ce petit castelet et son appareillage de bric et de broc pour raconter la création du monde et son saisissement par l’humanité : il y a là une mesure humaine à laquelle il est possible de s’identifier. Ce prologue fait ainsi office de manifeste en action pour ce que Jeanne Candel nomme un « artisanat furieux », c’est-à-dire un théâtre du bricolage, de l’accidenté et de l’humilité joyeuse.

©Jean-Louis Fernandez

Vout, claq, fiou !

Fusées est une fable philosophique dont la fiction est celle de deux astronautes, Kyril et Boris, envoyés en mission sur la base spatiale Hermès 33. S’ils feignent pour la télévision d’être les héros d’une conquête spatiale, l’on apprend qu’ils ne sont que les malheureux d’une conquête empêchée. En effet, coincés à bord de leur station pour raisons inconnues, ils ne peuvent ni revenir sur terre, ni partir à l’aventure galactique.

Or malgré leur situation commune et leurs accoutrements similaires – hautes chaussettes et collants, ils forment un duo bien désaccordé : l’atrabilaire amoureux et le mousquetaire sans peur ni reproche. Plus que leurs personnalités, c’est leur rapport au réel qui les distinguent : Kyril est un enthousiaste qui croit férocement au progrès technologique et humain; Boris est un extralucide cynique et nostalgique.

C’est pourtant bien leur co-présence qui donne au spectacle sa force comique et sa puissance imaginaire. Ils ont de commun le procédé de leurs péripéties : le mime et le bruitage, qu’ils pratiquent comme le feraient des enfants. Les clowns cosmiques jouent ainsi leur conquête spatiale dans une langue onomatopéique et déploient au plateau une pantomime facétieuse et précise. Ils pratiquent là une humble magie : vout, claq, fiou, et un vaisseau spatial apparaît ; tchi, pfou, ziii, et nous voilà en vitesse lumière. Jan Peters et Marc Plas sont virtuoses à ce jeu d’échelles où, en excellant au moindre, l’on fait advenir le grand dans toute l’étendue de ses possibles. Cette chorégraphie gestuelle et sonore, accompagnée par les soubresauts pianistiques et électriques de Claudine Simon, parvient à faire advenir un présent actif : celui qui permet aux formes de se créer, aux images de s’ériger, aux corps de s’engager.

Margot Alexandre campe quant à elle une troisième figure polymorphe, incarnant tour à tour une journaliste inquiète, une enfant curieuse, la narratrice et enfin Viviane, l’ordinateur de la station spatiale, seule entité qui parviendra paradoxalement à formuler une émotion humaine. L’actrice est, pour ces deux isolés, l’interlocutrice nécessaire pour les mettre en crise.

©Jean-Louis Fernandez

Investir le tableau du monde

« Quand on voyage dans l’espace, est-on à la recherche du passé ou de l’avenir ? », demande la journaliste depuis la terre. Le détour par le récit des origines aura permis de situer la pièce philosophiquement : il est question de la place que l’individu occupe dans le tableau du monde, de son engagement dans sa vie, sur la terre et au sein de l’Histoire.

La narration met les personnages au défi : comment peuvent-ils s’engager pour le présent alors qu’ils sont confinés et immobilisés, coincés entre passé et futur ? C’est d’une humanité en proie à l’impossibilité d’agir dont on témoigne, mais encore davantage c’est une humanité confrontée à l’angoisse sidérale de ne savoir que faire et où aller. Kyril et Boris se trouvent effectivement dans un non-temps et lieu, une sorte d’antichambre du monde – qui n’est autre que l’espace quasi vide de la scène de théâtre. Or si ce sas devrait leur donner l’occasion d’une réflexion, voire générer une prise de position, ils se dédouanent et fuguent dans l’espace à la recherche d’une nouvelle planète : comme les deux personnages de la carte postale fétiche de Boris, celle qui représente la terre, ils désertent.

Et c’est à travers ces états de peurs, de doutes et de désirs mêlés que surgissent les enjeux métaphysiques et écologiques du spectacle. La pièce articule la question de la responsabilité humaine à celle de la possibilité de l’action et de l’engagement sous toutes ses formes. En élaborant le récit et la représentation d’une odyssée spatiale, donc d’une fuite en avant, Fusées fait en creux l’aveu d’un état de déliquescence des choses et du monde. Même les comédien·ne·s qui racontent l’histoire sont abimés, altérés.

©Jean-Louis Fernandez

Les bêtes sauvages font du théâtre

C’est à l’instant où Kyril fait sa première vraie découverte cosmique que la narration se dérobe, suspendant la résolution des folles aventures intergalactiques pour nous ramener au présent de la représentation, sur terre. Or sur terre, les bêtes sauvages – les humain·e·s – font des choses, toute sorte de choses. Aussi le spectacle s’achève-t-il par une énumération dont les verbes d’action sont conjugués au présent : le dire, c’est presque déjà le faire ; les bêtes sauvages font, et c’est bien là leur véritable puissance et potentialité. Jeanne Candel pardonne ainsi à l’Homme la petitesse de son hybris, petitesse à laquelle elle oppose, dans l’espace-temps du théâtre, la grandeur d’une tentative. Qu’à son désir de démesure corresponde le courage d’une petite œuvre, format carte postale.

Ainsi, si la question du spectacle est « l’homme qui contribue à l’Histoire est-il celui qui va dans l’espace ? », Jeanne Candel semble finalement nous répondre que non. En se référant à plusieurs reprises au tableau de Giotto, La Prêche aux oiseaux, elle nous propose d’apprendre à parler aux oiseaux avant que de vouloir nous adresser aux étoiles.

©Jean-Louis Fernandez

Tous nos autres articles Théâtre