WASTED : Extrait d’une jeunesse perdue

« Où est passé notre ancien futur glorieux ? »

La pièce est construite autour d’un personnage absent : c’est l’anniversaire de la mort de Tony. Chacun·e à leur tour, Charlotte, Dan et Ted s’adressent à leur ami mort, et par là se penchent rétrospectivement sur ce qui a changé ou pas lors de cette année passée sans lui. Le texte de Kae Tempest, d’une grande vivacité, fait entendre trois témoignages contemporains d’une jeunesse gâchée, perdue dans une forme d’immobilisme face à tous les possibles d’un monde. Autant « d’anciens futurs glorieux » qui, tout comme Tony, creusent la parole par leur absence. Sans jamais verser dans le pathos, l’auteur·ice londonnien·ne parvient à faire sentir toute l’abysse d’une génération qui se confronte aux limites de sa liberté. On lit à travers les lignes les conditionnements invisibles de contextes sociaux, et toute la tragédie de ces trois personnages c’est de se convaincre encore d’une possibilité de changement qui n’adviendra jamais. À la manière des personnages enfermés dans un récit, ces trois trajectoires ne parviennent jamais à s’échapper de leur condition préétablie : l’artiste raté qui se berce encore d’illusions, l’enseignante dépassée qui rêve de s’évader et le mec rangé captif de sa routine. Il semble en fait que Tony, en mourant, soit le seul à avoir réussi à se sauver de cette fatalité.

Wasted, de Martin Jobert
© Gulliver Heck

Des trouvailles scéniques sensibles

Le tour de force du texte réside dans son rythme — Kae Tempest y est habitué·e : iel slame sur le vers shakespearien. Alternant entre des monologues presque rappés et des dialogues perçants en stichomythie, le dynamisme et l’humour de ces échanges exalte les thèmes plutôt tristes du deuil, de la désillusion, de l’amertume et de l’enfermement. Martin Jobert rend un bel hommage à la parole de l’auteur·ice en donnant à entendre trois monologues en langue originale, comme autant de poèmes qui ouvrent un acte et une réflexion sur l’amitié, le temps qui passe et les rêves abandonnés. La musique magnifiquement interprétée par Raphaël Mars sur le plateau a des accents baroques anglais. Avec le bel objet de la harpe ils constituent un ailleurs onirique et étrange dont les personnages rêvent et que Tony a peut-être rejoint. Une autre trouvaille scénique sert ce texte sensible : l’usage de la poudre pailletée qui représente la drogue, c’est-à-dire ce qui semble emblématiser d’un même geste la volonté d’évasion et le pathétique de la situation qui sont si caractéristiques de la génération dont parle l’auteur·ice. Mais cette poudre pailletée, tout comme la musique, fait aussi exister une présence parallèle, presque immatérielle, dont le sublime contraste avec la banalité de leur quotidien, comme une apparition furtive de cet ami perdu. 

Une mise en scène concise 

Wasted, de Martin Jobert
© Gulliver Heck

Sur le plateau, très peu d’éléments dessinent l’espace : au centre est placée une boîte rectangulaire blanche qui se colore au fil de la pièce et dont l’interprétation est ouverte : porte de sortie de ce monde enclos ? miroir opaque pour des personnages qui ne veulent pas se faire face ? cercueil droit et chatoyant ? Devant ce rectangle, un banc sert d’élément urbain pour ces personnages toujours au coin d’une rue, un peu paumés, entre deux heures du jour et de la nuit. À cour, hors de leur espace, le musicien, sa harpe et ses instruments. La sobriété de la mise en scène de Martin Jobert nous permet d’entendre le texte, mais il me semble que celui-ci appelle aussi, par la force des concepts qu’il articule, une percée dramaturgique plus profonde. J’ai eu parfois la sensation de rester en surface d’une partition certes bien interprétée mais qui porte des concepts plus complexes qu’ils n’y paraissent. Le choix du metteur en scène a certainement été celui de nous laisser les savourer avec délicatesse une fois que la pièce s’est posée au fond de nous grâce à la simplicité qu’offre la scénographie. Il en reste que Martin Jobert parvient à faire naître la curiosité et porte sur la scène francophone un texte contemporain brillant. On en ressort avec le désir de découvrir plus ardemment cette auteur·ice nécessaire.

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