La Mécanique des émotions : en chantant jusqu’au bout

Sur la scène, un piano ronfle dans une lumière douce. Un acteur entre, le rejoint et entame un morceau classique dont on reconnaît l’air. La solennité du moment laisse rapidement place à la désinvolture et au jeu : le pianiste mime les inflexions lyriques du morceau avec visage et son torse, redoublant de mimiques exaltées à chaque éclat, en désamorçant ainsi la charge pathétique. Il s’adresse ensuite au public, tel un joyeux conférencier, et nous donne une leçon avec démonstration à l’appui sur les rapports entre émotion et musique. Cette espèce de prologue pose le cadre théorique du spectacle : l’on examine et interroge la fabrique de l’émotion, par les outils de l’art. Considérons donc le spectacle à venir comme un chemin, harmonique ou de randonnée, et observons si l’on en suit le trajet des émotions.

« En plein bonheur, c’est le malheur qui s’abat. »

Le spectacle d’Eugénie Ravon prend pour point de départ une expérience qu’elle a elle-même vécue : à la naissance de sa fille Jeanne, elle subit un rare AVC qui la cloue à l’hôpital pendant de longues semaines, l’empêchant de vivre les premiers moments de joie avec son bébé. L’enjeu de la pièce est moins de comprendre l’origine de cet accident que d’en considérer l’étrange coïncidence et d’en sonder surtout les complexes conséquences émotionnelles. En effet, comme l’affirme l’actrice qui joue la mère d’Eugénie : « En plein bonheur, c’est le malheur qui s’abat ». Incohérence, incompréhension : nul n’aurait pu prévoir une telle éclipse, et Eugénie ne parvient à former aucune émotion claire et univoque.

L’ultra vie et la presque mort, la joie ultime et la peur terrassante, ces antipodes sont entrés en collision, ne laissant qu’un chaos émotionnel, fait de toutes les polarités et impossible à démêler. Sidérée par la contradiction qui se joue en elle, Eugénie traverse le spectacle sur son lit d’hôpital comme une comète hébétée. Mais la comète parle, tentant de sonder et de décrire ses circonvolutions, et c’est là sa grande force. 

Dire l’enchevêtrement, formuler les paradoxes, c’est ce que tous·te·s s’efforcent de faire. Car si le spectacle se focalise sur Eugénie, il est aussi question de la manière dont son entourage tente de l’accompagner et de la soutenir. Or sa situation fait resurgir leurs propres histoires intimes. Momo, Fred et Magali, ami·e·s fantasques, l’entourent et relatent leurs expériences d’émotions contradictoires : à l’occasion d’un deuil, d’une rupture, d’une fulgurance artistique ou encore d’une expérience de maternité. Chacun·e y va de son récit de larmes, de culpabilité, d’impression d’être « too much ». Or c’est dans ces explosions outrées que la véritable émotion affleure et se formule avec justesse. S’appliquant à formuler, à affirmer et à assumer enfin leurs éclats nébuleux, avec beaucoup de générosité et une gaucherie touchante, les acteur·ice·s se libèrent des injonctions et nous déculpabilisent dans le même temps. Le récit de vie d’Eugénie devenu spectacle, parcouru et reparcouru comme une expiation et une relève, fait beaucoup de bien. Célébrant la part oxymorique de nous-mêmes, il nous invite à l’embrasser dans sa complexité.

©Axelle de Russé

Musicomanie émotionnelle

« De la musique avant toute chose », comme disait le poète. Et il semblerait bien que la musique ait effectivement un rôle de choix dans la construction et déconstruction de nos émotions, réelles ou théâtrales. Le récit d’Eugénie devient le lieu d’une réflexion esthétique et quasi neuropsychologique sur sa capacité réelle, effective, à suggérer ou générer des affects. Philippe, figure du pianiste-chanteur-danseur, personnage étrange ayant un pied dans la fable et un autre en dehors, se fait le chantre de cette exploration.

Ainsi, le spectacle explore à vue les différents pouvoirs et fonctions de la musique. Quand elle permet de fixer et de raviver un souvenir. Quand elle sert à se rattraper soi-même au bord de l’abîme. Quand elle fait de notre vie une scène, de film, de théâtre ou de comédie musicale, et que tout est ainsi plus facile à vivre. A tout moment de débordement, l’acteur·ice peut en appeler à la musique, d’un geste de la main ou d’une requête lancée à voix haute.

La scène devient une sorte de jukebox où les interprètes, tels des alchimistes, tâtonnent en faisant des mélanges de chansons pour observer les réactions que ceux-là provoquent. Nulle magie ici, mais des artifices à vue comme les rouages d’une mécanique ou comme les touches d’un piano. Quelles sont les notes lacrymales ? Quel genre musical pour sécher des larmes ? Quelle chanson de variété italienne guérira Eugénie ? Les morceaux, joués au piano par Philippe ou diffusés en off, agissent ainsi comme des précipités de joie, de douce tristesse, de nostalgie. Mais ces précipités sont employés à contre-courant. En travaillant de manière trash, par montage et interruptions, Eugénie Ravon cherche ce qui dans la musique peut faire disjoncter l’émotion. Si un personnage pleure sur une musique triste, « Sarà perché ti amo » est lancée en triomphe. Jouant avec les codes et registres traditionnels, elle tente de décloisonner les catégories émotionnelles et musicales, et de générer ainsi des associations nouvelles.

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La nécessaire illusion

S’il retrace une histoire vraie et flirte constamment avec le réel – les personnages portent les noms des acteur·ice·s qui les jouent – le spectacle fait place à quelques fantasmagories. Elles ne sont pas toutes aussi abouties et complexifient parfois la narration à force de strates supplémentaires, mais il faut concéder qu’elles rappellent le théâtre.

Espace de possibles et d’imagination, le théâtre devient l’ultime recours, le dernier refuge pour les émotions trop fortes et en mal de réel. « Je sais pas comment on fait pour vivre si on se fait pas d’illusions. », confie Momo, qui ne parvient pas à faire le deuil d’une histoire d’amour et rêve à une fin alternative. Le plateau devient ainsi le lieu de la réalisation effective de ces scènes rêvées et illusoires : Momo peut retrouver son amant, dans le nuage bleu d’une machine à fumée que Philippe manipule depuis le centre de la scène.

Dans ce théâtre qu’Eugénie Ravon affirme être « fondé sur l’art de l’acteur.ice », il y a de la place pour les visages expressifs, pour les mimiques outrées, pour les danses déchaînées et pour les maladresses authentiques. Cette déclaration d’amour au théâtre et à la belle illusion consolatrice nous rappelle la chanson de Dalida, citée par Fred dans le spectacle : « Moi je veux mourir sur scène, en chantant jusqu’au bout. » La Mécanique des émotions est de ces chansons avant la mort, de ces mensonges qui sauvent la vie.

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