Vielleicht, présenté au Centquatre dans le cadre du Festival Impatience, est un spectacle hybride, oscillant entre auto-fiction et documentaire. Cédric Djedje, Safi Martin Yé et Reha Simon explorent les traces du colonialisme dans nos espaces urbains. S’appuyant sur les mobilisations d’associations pour renommer des rues du quartier de Wedding, surnommé le « quartier africain » de Berlin, le spectacle interroge la mémoire collective inscrite dans ces plaques de rue, à la fois ordinaires et porteuses d’un passé lourd de sens. Il met en lumière les débats autour des noms de rues honorant Gustav Nachtigal ou Adolf Lüderitz, figures du colonialisme allemand, remplacés récemment par ceux d’Emily et Rudolf Manga Bell ou de Cornelius Fredericks, résistants emblématiques des atrocités coloniales.
Une dramaturgie polyphonique
La composition de Vielleicht, subtile et inventive, entrelace archives historiques, documents officiels et récits intimes. À travers leurs déambulations dans les rues de Wedding, les deux acteur·ices principaux- Safi Martin Yé et Cédric Djedje dialoguent avec des spécialistes, échangent avec des habitants, et racontent des expériences personnelles, comme un date ou une soirée en boîte de nuit. Une séquence particulièrement émouvante voit Cédric Djedje converser avec une vidéo de sa mère, abordant la question de l’héritage linguistique et des blessures invisibles de l’histoire coloniale. Ce mélange d’échelles – des grands récits historiques aux anecdotes personnelles – insuffle une dynamique très stimulante à la dramaturgie.
La polyphonie de Vielleicht, tantôt légère, tantôt grave, ouvre un espace d’interrogation qui permet au spectateur d’appréhender le sujet sous divers angles. Loin d’opposer émotions et réflexions, le spectacle fait des premières un vecteur essentiel de compréhension historique. Ce parti pris rapproche le public du propos tout en développant une dramaturgie « historique » qui transforme les tensions inhérentes à la discipline en éléments performatifs et sensibles.
Une immersion dans l’acte militant et ses implications
Le spectacle offre un éclairage précieux sur quarante ans de lutte pour débaptiser ces rues, tout en explorant l’impact émotionnel sur les personnes qui ont porté ce combat. Ce qui en fait sa singularité, c’est qu’il ne se positionne pas comme une œuvre militante à message prédéfini, mais comme une réflexion sur l’acte militant lui-même. Il interroge l’engagement, tant dans sa dimension historique – un combat peut durer des décennies alors que les injustices existent depuis bien plus longtemps – que dans ses implications personnelles pour ceux qui le portent.
Vielleicht ne lance pas un appel explicite à l’action, mais invite plutôt à une introspection sur les implications de l’engagement. Il ouvre un espace de questionnement où chaque spectateur peut se projeter dans ces luttes, tout en prenant conscience des sacrifices et des exigences concrètes qu’elles impliquent. La présence de Reha Simon dans les dernières minutes renforce ce sentiment d’implication directe. Co-fondateur d’Histoires Crépues, un média dédié à une lecture décoloniale de l’histoire française, Reha Simon étend la portée du propos. Pour ceux qui étaient tentés de lire le spectacle à travers le seul prisme de l’histoire Allemande, la résonance avec notre propre passé coloniale devient indiscutable.
Une proposition parfois un peu didactique malgré de beaux moments de théâtre
Malgré la richesse de son propos et la finesse de son traitement, le spectacle souffre par moments d’un léger didactisme. Il manque peut-être une tension globale, quelque chose qui tienne d’avantage le public en haleine au fil des scènes. Cela n’empêche pas les scènes prises dans leur individualité de se révéler très vivantes et empreintes d’une grande inventivité, comme les interactions avec les vidéos ou les séquences immersives où Cédric Djedje navigue au milieu du public. En dépit de ce léger bémol, cette création demeure une œuvre ambitieuse et nécessaire, alliant profondeur historique et sensibilité contemporaine. Une œuvre vibrante d’intelligence et d’humanité, que l’on espère voir résonner encore longtemps sur les scènes internationales.
Une lueur d’espoir en filigrane
A la fin de la représentation, Cédric Djedje et Safi Martin Yé déplient un kanga, une étoffe traditionnelle tanzanienne contenant des motifs imprimés et un aphorisme. On y lit cette phrase : « Ce sont les petits poissons qui ont réussi à percer le filet du pêcheur. » Répétée au fil de la pièce, notamment sur les coussins disposés au début du spectacle, cette maxime agit comme un leitmotiv d’espoir, soulignant la force de l’action collective.
Vielleicht
Existence du projet – Tou.x.t.e.s les militant.e.x.s qui ont contribué à la recherche-création, par le partage généreux de leurs expériences, de connaissances et de leurs rêves.
Mise en scène – Absent·e pour le moment
Conception – Cédric Djedje
Interprètes– Safi Martin Yé, Cédric Djedje et Reha Simon (pour les représentations au Centquatre Paris)
En vidéo – Mnyaka Sururu Mboro, Christian Kopp, Yonas Endrias, Yann Legall, Marianne Ballé Moudoumbou, Mireille Djedje
Dramaturgie – Noémi Michel
Ecriture – Ludovic Chazaud et Noémi Michel
Regard extérieur – Diane Muller et Ludovic Chazaud
Chorégraphie – Ivan Larson
Collaboration à la conception espace et lumière – Joana Oliveira
Création lumières – Léo Garcia
Création sonore – Ka(ra)mi
Création vidéo – Valeria Stucki
Costume et création Kanga – Tara Mabiala
Scénographie – Nathalie Anguezomo Mba Bikoro
Conseil scénographique – Marco Ievoli
Construction – Atelier construction Théâtre Vidy-Lausanne
Confection coussins et dossiers Kanga – Eva Michel
Maquillage – Chaïm Vischel
Graphisme – Claudia Ndebele
Retranscription des interviews – Eva Michel, Bel Kerkhoff-Parnell, Orfeo, Janyce Djedje
Ré́gie lumière – Nidea Henriques
Régie vidéo et son – Sebastien Baudet
Production et direction technique – Joana Oliveira
Administration et production – Lionel Perrinjaquet
Diffusion – Philippe Chamaux – Les Aventurier.e.s et Barbara Giongo
Vu le 18 décembre au Centquatre dans le cadre du Festival Impatience 2024
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