La danseuse Leïla Ka lors d’une répétition de « On m’a trouvée grandie » mis en scène et créé par Valentine Losseau et Raphaël Navarro de la Compagnie 14:20, photographiée le 14 mars 2024 au Théâtre Le Rive Gauche à Saint-Etienne-du-Rouvray par Mathieu Zazzo

On m’a trouvée grandie : flottements magiques

Après ses premières remarquées au Festival SPRING, la nouvelle création de la compagnie 14:20, pionnière du mouvement de la Magie Nouvelle, posait ses bagages au Théâtre de Suresnes – Jean Vilar. Alliant théâtre, danse, musique et magie, On m’a trouvée grandie est une expérience de l’irréalité pas moins sensible que spectaculaire, dont on ressort le souffle coupé.

Au creux du noir abyssal, préambule d’un spectacle dont on comprend tout de suite qu’il appellera notre attention la plus aiguisée, se distingue la silhouette d’une femme, assise sur une chaise. Elle semble attendre que quelque chose arrive, ou que quelque chose s’arrête. Saisi de spasmes, de sursauts et de gestes qui ont quelque chose de la prière, son corps se met à danser pour elle. Puis, devant nos yeux, la chaise s’anime et s’éloigne, mue par une force invisible, emportant la femme avec elle. Petit à petit, c’est son corps qui se défait de ses lois naturelles : il tombe au ralenti, est emporté par des courants d’airs et se met à flotter. Le ton se donne, simplement et gracieusement : nous serons les témoins de l’impossible, d’un terrain inexploré du réel où les corps et objets lévitent et disparaissent.

En flottaison

Cette femme défaite de sa propre gravité, c’est Madeleine, une patiente admise en 1896 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. La dramaturgie de Valentine Losseau s’appuie sur le récit de la vie de cette femme qui marchait sur la pointe des pieds et disait traverser des « épisodes de lévitation », rendus réalité dans On m’a trouvée grandie. Quand Madeleine se lève, on ose à peine y croire, on plisse les yeux pour mieux voir, mais c’est vrai (puisqu’on le voit) : son corps n’a de contact avec le sol que par le bout de ses orteils, et s’en détache parfois. Le sol se dérobe sous sa légèreté, il ne la retient plus. À chaque envol, le public ne peut retenir un murmure, comme devant les choses de l’ordre du jamais-vu.

Dans l’institution médicale contemporanéisée par la mise en scène de Valentine Losseau et Raphaël Navarro, Madeleine trouve deux compagnes d’infortune : Flore (Florence Peyrard) et Laëtitia (Delphine Lanson). Il y a celle qui ne dort pas et celle qui ne parle plus. Elles sont toutes les trois présentées comme ayant passé une frontière, celle du réel. S’exprimant moins par les mots que par les gestes, leurs trois valses solitaires finissent par trouver des échos. Certaines scènes chorales donnent à la souffrance des trois femmes une grande dimension poétique, à travers des danses sororales mêlées de souffles et de sursauts. On y retrouve le travail sensible de la chorégraphe Leïla Ka, qui interprète ici Madeleine et signe la chorégraphie du spectacle.

Hypnose visuelle

De l’autre côté du réel, il y a la figure du médecin, interprété par Yvain Juillard, dont l’apparente bienveillance et la voix envoûtante inspirent confiance. Pourtant, il est l’antagoniste : il est celui qui ne croit pas aux envols de Madeleine et tente de soigner son « hystérie ». Il est du côté du rationnel, des observations, des symptômes, des notes, des conférences, des traitements. Il fait partie d’une institution où l’on soulève les robes des femmes pour vérifier si elles sont saines d’esprit. D’un monde où ce sont toujours les hommes qui diagnostiquent les femmes. On les aperçoit d’ailleurs, ces autres hommes muets, qui observent, analysent, et deviennent soudain des ombres, voire des fantômes.

En effet, dans ce spectacle, tout le monde semble avoir traversé la frontière. Tous·tes les interprètes sont soumis·es à des disparitions et à des tressaillements de leur propre réalité. La compagnie 14:20 déploie ici l’immense technicité de ses dispositifs magiques, avec une précision remarquable. L’objectif de « faire apparaître ou disparaître, instantanément ou graduellement, complètement ou partiellement, tout artiste, objet ou décor au plateau » est pleinement atteint, nous plongeant du début à la fin du spectacle dans une merveilleuse torpeur magique.

La danseuse Leïla Ka lors d’une répétition de « On m’a trouvée grandie » mis en scène et créé par Valentine Losseau et Raphaël Navarro de la Compagnie 14:20, photographiée le 14 mars 2024 au Théâtre Le Rive Gauche à Saint-Etienne-du-Rouvray par Mathieu Zazzo
@Mathieu Zazzo

La chorégraphie éloquente de la lumière et de la fumée appuie avec grâce cette expérience. Elles ont quelque chose de l’ordre de la malice, ces matières furtives complices de l’illusion qui se jouent de notre regard. Mais puisque nous en sommes directement témoins, de ces disparitions, métamorphoses et lévitations, comment pourraient-elles être fausses ? Imaginées, hallucinées, fantasmées ? Comment pourrait-on encore être du côté du rationnel ? Valentine Losseau pousse l’expérience magique à un stade où l’émerveillement est tel qu’il est difficile de faire demi-tour. On m’a trouvée grandie nous fait prendre le parti de l’irréalité, qui contamine progressivement tout le reste. Jusqu’à l’esprit du médecin lui-même, finalement soumis au doute, et traversé par les visages de ses patientes dans un dispositif magique de réflexion là encore très puissant.

Détricotements sensibles

Un quatrième personnage déambule dans les couloirs de cet hôpital. Max, brillamment interprété par David Murgia, offre avec sa partition de monologues absurdes une couleur étonnante et sensible. Dans le discours de ce patient qui s’excuse toujours d’avoir « beaucoup de travail », se glissent des épiphanies poétiques : si certains de ses soliloques apparaissent comme des contradictions, ils finissent toujours par entourlouper le réel en retombant sur leurs pattes (« Je suis un imposteur mais légitime… »). Il est d’ailleurs aussi souvent le porteur d’une vérité : « Les choses ne disparaissent pas, elles s’apportent. »

Il est très intéressant – surtout dans un spectacle de magie où le visuel reste le point d’ancrage principal – d’entendre le réel se questionner aussi par les mots, dans le contraste entre les différentes paroles que portent les personnages : l’hyper-rationalité du médecin, la « folie » des patientes et l’étonnant entre-deux de Max, ce patient qui se prend pour un psychiatre. On regrette peut-être d’avoir finalement moins d’empathie pour les trois femmes, dont on sait très peu, que pour ce personnage masculin traité avec beaucoup de profondeur, et dont la logorrhée poétique rejoint admirablement le sensible et le politique dans la scène finale.

Cette galerie de personnages tisse une dramaturgie sensible, où la théâtralité et la magie se complètent avec grâce pour plonger dans ces « territoires inexplorés de l’esprit ». Enveloppée par une création sonore intense, qui va du vrombissement électronique aux vocalises harmonieuses, la magie nouvelle déploie ici sa puissance pluridisciplinaire et invite à une expérience totale de l’irréel de près de deux heures, mais dont on ne voit pas une seconde passer.

Valentine Losseau et la compagnie 14:20, référentes dans le mouvement et le répertoire grandissant de la Magie Nouvelle, signent ici un spectacle qui traverse, et vient se loger à un endroit inédit de notre perception. Le regard plus ouvert, on sort de la salle avec un léger vertige qui nous laisserait presque croire que, nous aussi, le sol manque parfois sous nos pas.

On m’a trouvée grandie, cie 14:20
Conception, dramaturgie et direction artistique – Valentine Losseau
Mise en scène et magie– Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Chorégraphie – Leïla Ka
Avec Yvain Juillard, Leïla Ka, Delphine Lanson, David Murgia, Florence Peyrard et la présence de Marco Bataille-Testu, Thierry Debroas, Théo Jourdainne, Michaël Marchadier, Ayelén Cantini et Jessica Williams

Prochaines dates :
Les Nuits de Fourvière – Festival international de la Métropole Lyon – Les Célestins, Théâtre de Lyon – du 6 au 14 juin

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