Sur l’autre rive : sous les écrans, le théâtre ?

Place à la fête

Sur scène un banquet se laisse deviner, les coulisses à vue révèlent des costumes et des miroirs de loge : tout est prêt pour les réjouissances. La pièce se déroule pendant la fête donnée par la riche veuve Anna Petrovna, dont l’expansivité et le faste cherchent à cacher les dettes. La célébration se fait tourbillon : des fleurs puis du champagne puis de nombreuses personnes envahissent peu à peu la scène. L’agitation enfle et étourdit les personnages et le public. Peu à peu les personnes sur scène semblent se démultiplier, mon voisin me murmure « ils seront bientôt plus nombreux que nous ». En effet, Cyril Teste a pensé ce spectacle comme une grande célébration à laquelle convier le public —du reste, recruté en amont. Un dispositif qui impose un effet de miroir : sur scène, c’est nous. Mais rapidement la fête prend des airs de décadence, aidés par l’alcool et les évènements qui s’enchaînent et que nous peinons parfois à suivre, les personnages laissent progressivement entrevoir leurs côtés sombres, leur avidité, leurs intérêts. 

Celui qui brise ces hypocrisies, c’est le cynique Micha : « Il incarne les paradoxes de notre époque, un être aux multiples facettes que nous condamnons pour ses actions, mais qu’au fond nous ne pouvons pas nous empêcher d’aimer » explique Cyril Teste. Telle la boule à facette de cette soirée, il ne cesse de retourner sa veste, de changer d’avis, d’humilier et de séduire : le sourire un peu douloureux de Vincent Berger sert merveilleusement ce rôle complexe. Cependant, que cela soit dû au raccourcissement de l’œuvre ou (plus probablement) au côté saccadé du dispositif filmique, la profondeur des autres personnages peine à être retranscrite. Alors que cette fête symbolise « l’énergie de vie de ces personnages », il me semble que leurs joies ou leurs déchirements internes ne nous parviennent pas, empêchés de franchir le quatrième mur que, fatalement, l’écran impose. Malgré les intentions de traversées entre scène et salle —la présence de public sur le plateau, des scènes jouées dans les escaliers, des entrées depuis la salle—les écrans reconstruisent une distance et happent notre attention vers un film projeté au détriment d’un plateau que les acteur·ices semblent avoir de toute façon abandonné. 

Une caméra-narcisse à l’image des personnages Platonov 

sur l'autre rive Cyril Teste théâtre du rond Point
© Simon Gosselin

L’usage de la caméra, comme toujours chez Cyril Teste, explore une autre manière de matérialiser le regard. Dans Sur l’autre rive, la caméra n’est plus cet outil fantôme porté par des techniciens en noir comme dans Festen : le spectacle s’ouvre sur le reflet de la caméra dans le miroir. On note aussi dans la pièce les nombreux plans où les personnages s’observent dans la psyché : plan largement codifié dans le cinéma, en tant qu’il illustre une forme de monologue visuel ou de prise de conscience de ses propres tourments. Ici, la caméra devient elle-même ce personnage qui s’interroge et s’admire au début du spectacle, s’autoproclamant personnage principal. Elle semble se faire aussi micro : dans la scène d’introduction, « qu’as-tu à nous dire sur l’amour ? » interroge Serge à coup de zoom, donnant à chacun·e la parole. La caméra guide l’attention du public : elle distribue la parole et l’image et cherche à percer les mystères des visages, à dépasser l’objectivité de sa machinerie pour se faire subjectivité inquisitrice. Mais on peut raisonnablement se demander si elle ne nous hypnotise pas un peu trop et éclipse par son reflet notre propre regard de spectateur·ices. 

À l’image des personnages autocentrés, c’est sur le mode spéculaire que la caméra et les écrans sont abordés dans cette réécriture de Platonov. Explicitation du narcissisme de Micha ? Ultime face à face de ces personnages en bout de course ? Ou bien tentative de briser le quatrième mur recréé par les écrans ? Cet usage de la caméra se révèle comme un regard sur soi qui a le mérite de donner le ton : Cyril Teste assume encore un peu plus son travail du double regard, entre théâtre et cinéma, faisant toujours le jeu de la subjectivité de l’écran face à l’objectivité de la scène.

Mais dans cette danse face à la caméra, la dernière fête exutoire prend vraiment toute sa force lorsque la coupure d’électricité prive la pièce de ces caméras-miroirs. Enfin, ils s’offrent à nous sans artifice, de chairs et d’os, et se font le véritable reflet de ce que nous sommes.

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