Présenté au Théâtre de Gennevilliers, Toutes les villes détruites se ressemblent, conçu par Magrit Coulon et Bogdan Kikena, suit le désœuvrement existentiel de deux gardien·nes d’un musée itinérant fictif, le Musée Européen de la Mémoire et de la Destruction, déserté par le public et envahi par la poussière. Entre esthétique absurde et minimaliste, porté par une écriture et un jeu très précis, ce spectacle fascinant et conceptuel raconte les impasses de la construction institutionnelle de la mémoire, à l’heure d’un resurgissement des conflits sur le continent européen.
Pas de salle de théâtre noire pour cette pièce – cette fois, nous sommes installé·es dans le Salon du Théâtre de Gennevilliers, un espace d’attente, entre le hall et le couloir. Les murs d’une blancheur nette et le sol au parquet clair ont sans doute été choisis pour leur ressemblance avec les salles de musées européens. On y perçoit une qualité d’espace liminal (liminal spaces) : ces espaces vides, désertés, ou transitoires de salles d’attente, halls d’immeubles, aéroport ou parking, où l’on ne fait que passer sans jamais vraiment s’y attarder, sans activité propre autre que celle d’arriver et de repartir, et dont la contemplation créé vite un sentiment d’inconfort tant nous sommes peu habitués à les considérer par et pour eux-mêmes.
Doucement anticipatoire, le spectacle garde le mystère sur son contexte politique extérieur, se concentrant sur les déboires existentiels de ses personnages, mais l’écho avec des réalités actuelles est bien présent.
C’est dans un tel espace non-théâtral que Magrit Coulon et Bogdan Kikena, duo de jeune metteur·ses en scène issus de l’INSAS et fondateur·ices de la compagnie Nature II, ont choisi de représenter Toutes les villes détruites se ressemblent. Leurs personnages, une femme et un homme vêtus des mêmes polo vert et pantalon gris, épousent étrangement les mêmes qualités que l’espace : il et elle sont gardien·nes de musée, et à l’occasion guide-conférencier. Le genre de personne auquel on ne prête pas forcément attention quand on vient avant tout pour admirer les collections. De quoi leur vie intérieure est-elle faite ? On comprend cependant bien vite qu’il ne s’agit pas ici d’un musée classique. Le MEMED est le Musée Européen de la Mémoire et de la Destruction – titre intrigant et déstabilisant, source d’interrogation : la mémoire est-elle un objet muséal ou sa raison d’être ? De quelle destruction s’agit-il ? Comment ces deux réalités sont-elles articulées ici ?
La solitude du gardien de musée
Dans leur hall, Pascal et Maya attendent les visiteurs et visiteuses. Pendant que l’un fait des tours de la ville avec son enceinte, la voix faussement enjouée, pour attirer le chaland, tel le camion d’un cirque itinérant promettant folles attractions, l’autre répète ses mots d’introduction, sa visite des différentes salles du musée (la Salle des Reliques, la Salle de la Destruction et la Salle des Récits), teste les installations sonores, affûte ses petites blagues (« l’Histoire avec une grande hache »). Tout simplement, avec diffusion sonore de la voix enregistrée, le spectacle nous donne accès aux pensées du personnage, à son monologue intérieur. Leur attente devient de plus en plus pesante, alors que l’on perçoit par des indices saupoudrés ça et là que le monde autour du musée, celui dont on vient, est traversé par la guerre et le conflit, plus encore qu’actuellement. Doucement anticipatoire, le spectacle garde le mystère sur son contexte politique extérieur, se concentrant sur les déboires existentiels de ses personnages, mais l’écho avec des réalités actuelles est bien présent.

Un sentiment d’absurde gagne petit à petit tout le spectacle. L’absence de visiteur·se est particulièrement douloureuse pour la nostalgique Maya, qui apparaît très attachée au MEMED et à ses missions – un musée créé au lendemain de la guerre, en 1945, mais qui existerait en réalité, sous une forme ou une autre, depuis le sac de Rome par Alaric Ier en 410. Longtemps glorieuse, traversant les plus grandes capitales européennes, de Londres à Amsterdam, l’aventure du musée se cantonne désormais à des villes petites et moyennes, de Gennevilliers en Aubervilliers, Franconville, Villeurbanne et Villetaneuse… Le silence et la poussière ayant remplacé les foules, on ne sait pas depuis combien de temps le musée attend un visiteur. Cela pourrait sembler une éternité. Dans leur polo vert intemporel, Pascal et Maya sont elleux-mêmes prisonnier·es de ce lieu oublié, et n’ont, semble-t-il, d’existence qu’à travers lui – un état de présence trouble très bien souligné par le jeu légèrement emprunté et mécanique de Pascal Jamault et Maya Lombard. Ces étranges figures n’ont pas de vie en dehors du musée, et leurs seules distractions consistent à écouter de la musique sur un vieux transistor, et à jouer à « Je vois quelque chose », dans une temporalité qu’on devine répétitive et figée.
La mémoire entre réalité abstraite et construction politique
Le musée qu’on nous présente est un espace vide au milieu du monde, où l’attente est interminable ; un espace liminal, semi-fantastique, qui obéit à ses propres règles : on pourrait se croire dans un récit au croisement de Beckett, de Dino Buzzatti, et de Yoko Ogawa.
Le musée qu’on nous présente est ainsi comme un trou, un espace vide au milieu du monde, où l’attente est interminable. Un espace liminal, semi-fantastique, qui obéit à ses propres règles : on pourrait se croire dans un récit au croisement de Beckett, de Dino Buzzatti, et de Yoko Ogawa. Spectacle absurde et philosophique, mais non dénué d’humour, Toutes les villes détruites se ressemblent interroge ainsi les politiques de la mémoire dans l’Europe contemporaine. Telles nos générations qui ont vécu le tournant du millénaire, les personnages sont hantés par les grands traumatismes du XXe siècle, au premier chef desquelles les camps de concentration – qui obsèdent Pascal, persuadés que les nazis sont encore partout et qu’on peut se faire déporter à chaque coin de rue (folie ou inquiétant pressentiment ?) – jusqu’aux destructions de ce début de XXIe siècle (siège de Mariupol…).
Ce musée-attraction qui tombe lui-même en ruine apparaît comme une métaphore de l’entreprise mémorielle construite après-guerre, dans un souci de souvenir et de « plus-jamais-ça », mais qu’on découvre impuissante à empêcher le retour des destructions et de l’autoritarisme sur le continent. Les salles du Musée dessinent les différents modes de transmission de la mémoire : exposition, immersion, témoignage, œuvre d’art – qu’on aimerait complémentaires, mais qui se révèlent incomplètes. L’air de rien, le spectacle nous plonge dans des réflexions spéculatives sur la nature de la mémoire : s’agit-il d’une réalité abstraite ? D’un concept insaisissable ? Comment les innombrables formes de la mémoire dans la société agissent-elles au niveau individuel ? Plus qu’une représentation, le musée fictif est une matérialisation de cette entreprise politique : tentative de rendre concrète une idée, de la solidifier par des politiques publiques, des institutions, des lieux, des rituels commémoratifs. À travers son échec, Magrit Coulon et Bogdan Kikena pointent la faillite du projet européen, incapable de préserver la paix. Pascal et Maya ne peuvent que rêver d’un futur sans conflit et sans musée, où la nécessité même de la mémoire aura disparu. Par sa forme délicate et absurde et son écriture intelligente et sensible, Toutes les villes détruites se ressemblent nous place à un moment charnière – où le souvenir du passé et l’anticipation de l’avenir se rejoignent et se confondent, traduisant une inquiétude générationnelle quant-à-elle bien réelle et concrète.
Toutes les villes détruites se ressemblent
Conception – Magrit Coulon, Bogdan Kikena
Jeu – Jules Bisson, Pascal Jamault et Maya Lombard
Écriture et dramaturgie – Bogdan Kikena
Mise en scène et son – Magrit Coulon
Chargée de production – Sonia Boutitie
Production – Nature II
Co-production – Théâtre Océan Nord, Bain Public Saint-Nazaire
Avec l’aide de – Fédération Wallonie-Bruxelles Service Général de la Culture, Wallonie-Bruxelles International, Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse.
Avec le soutien de – La Chaufferie-Acte1, le Festival de Liège/Factory, un Festival à Villerville, la Fabrique de Théâtre, le Bocal, le BAMP, le CENTQUATRE, le Centre Wallonie-Bruxelles Paris, la Pokop Strasbourg.
Du 22 au 26 mai 2025 au Théâtre de Gennevilliers.
Prochaines dates
8 juin – XXXI International Design Seminar, Monte Carasso (Suisse)
4 au 11 novembre – Festival Scènes Nouvelles, Théâtre National, Bruxelles
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