Pour la première fois, le travail de la jeune metteuse en scène japonaise Satoko Ichihara est visible en France, avec Yoroboshi: The Weakling, qui se joue au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne. Réécriture contemporaine d’une légende japonaise et inspiré du bunraku, le spectacle met en scène un monde tragique où des pantins conscients de leur condition, en proie au désir et à la violence, et les humains qui les manipulent, constituent autant de figures de la faiblesse.
C’est une maison ordinaire de la campagne japonaise, qu’habite un couple. L’homme travaille comme agent de circulation sur des chantiers, agitant son bâton lumineux toute la journée qu’il pleuve, vente ou neige – la femme est au foyer. Le couple désire par-dessus tout avoir un enfant. Une histoire tout ce qu’il y a de plus stéréotypique… à ceci près que l’homme est un mannequin, et la femme une poupée sexuelle, et que tous deux sont parfaitement conscients de leur condition ! Tel est le monde de Yoroboshi: The Weakling, la dernière création de Satoko Ichihara présentée au Théâtre de Gennevilliers. Les marionnettes n’y représentent pas simplement des humains, elles existent et vivent dans le monde de la pièce en tant que poupées et pantins, dans leur corps de plastique aux membres raides, conscientes de leur non-humanité – un statut clairement inférieur. Ainsi, face aux remarques des automobilistes qu’il déroute, le mari se lamente : « après tout, je ne suis qu’un pantin… ». La femme, elle, témoigne de son essence fonctionnelle : « j’ai été créée pour être aimée… ». Ce n’est pas seulement par la manipulation mais bien aussi dans l’écriture que les marionnettes prennent vie.
Le dispositif de Satoko Ichihara s’inspire du bunraku, le théâtre de marionnette traditionnel japonais, en dissociant les marionnettes, chacune manipulée à vue par une personne à laquelle elle est rattachée, de la parole, assurées par la performeuse Sachiko Hara au micro sur le côté de la scène. Telle une conteuse, celle-ci alterne entre la narration et les voix des personnages, qu’elle interprète toutes avec une grande dextérité vocale. Sa parole prend des inflexions étonnantes, par moment presque chantées, qui rappellent les interprètes de nô. De l’autre côté de la scène, la musicienne Kakushin Nishihara propose en direct une création musicale saisissante à la fois au biwa, luth médiéval japonais, et en mixant des éléments électroniques, telles les voix de vraies poupées, dans une esthétique bruitiste. En mélangeant les registres – traditionnel, contemporain, humoristique, glaçant – les deux performeuses participent à brouiller l’interface entre le monde des humains et le monde des pantins.
Tragique et impuissance
Le désir du couple finit par porter ses fruits et donner naissance à un enfant, lui-même poupée au visage angélique. Les événements s’enchaînent alors selon un rythme rapide : l’enfant grandit, la mère décède et est remplacée par une belle-mère plus jeune et plus désirable… Si cette narration fait penser à un conte, c’est que la metteuse en scène s’inspire d’une légende japonaise, dont est tiré le titre de la pièce. Elle en propose néanmoins une version résolument moderne, à même de rendre saillantes les violences inhérentes aux relations sociales et intra-familiales. Le désir des personnages est au centre du récit, et les nombreux rapports sexuels explicites constituent le nœud de situations qui débouchent quasi-constamment sur des violences. Rien ne nous est épargné, du viol et de l’inceste à la mutilation et au suicide, au cours d’un récit qui emprunte, en les détournant plus ou moins, de nombreux topos de la tragédie œdipienne. Les personnages sont plongés dans des situations qu’ils subissent, et leurs actions ne font que précipiter leur destin fatal. La marionnette, incapable d’agir par elle-même, est alors image de faiblesse et d’impuissance.
Le statut assumé des pantins agit ainsi tout au long de la pièce comme une métaphore d’une forme de déterminisme. Les personnages ne peuvent échapper à ces existences vécues comme assignées, pris qu’ils sont dans des structures de classes et de genre. Satoko Ichihara déploie ainsi sans naïveté, mais avec une certaine noirceur, une réflexion sur les plus faibles (enfants, minorités de genre, ouvriers non-qualifiés…) et les différents types d’oppression dont celleux-ci sont victimes (violences sexuelles, sexisme, marginalisation…). Tout autant d’ailleurs, que les violences dont iels se rendent aussi coupable les un·es sur les autres, et qui prennent source dans ces expériences d’oppression.
La chaîne de manipulation : retournement de la faiblesse
Mais loin de se cantonner à un récit simplificateur et manichéen, Yoroboshi: The Weakling détonne par sa manière de convoquer un trouble existentiel au sein même de sa forme. Par une mise en abyme dérangeante, le père offre à son fils marionnettique une poupée Elly – sorte de Barbie douée elle aussi de parole, et dont l’enfant arrache les bras avant de la garder comme compagne, comme s’il reproduisait sur plus faible que lui la violence de son environnement. Outre qu’on ne repense plus de la même manière à toutes les poupées et autres figurines maltraitées de notre enfance, cette mise en abyme prolonge la chaîne de manipulation qui constitue le spectacle. Car on ne sait pas très bien si la narration de Sachiko Hara ne fait que décrire les actions de la pièce, ou si elle fait agir les manipulateur·ices par une sorte de parole performative, tel l’enfant qui raconte une histoire tout en agitant ses jouets dans ses mains.
Les manipulateur·ices, en apparence tout puissants quand ils font vivre les marionnettes, apparaissent dès lors à leur tour comme de faibles pantins, simple outils par lesquels l’histoire doit avancer – de manière particulièrement perturbante. Non seulement muets, puisque la parole est déléguée à la conteuse, ils ne sont pas à distance de leur objet, en train d’en tirer les fils… En vertu du mécanisme par lequel les marionnettes leur sont attachées, et qui relie leurs jambes et leurs bras aux membres du pantin, iels sont soumis·es aux nécessités de l’action de leur personnage, et doivent adapter leur corps aux contraintes de celle-ci, qu’il s’agisse de de mimer des actes sexuels plus ou moins tabous, une tentative de meurtre, ou de s’immerger dans une baignoire quand le personnage se baigne. Lorsque l’enfant doit se cacher sous le lit, son manipulateur délaisse la marionnette et descend par une trappe sous le décor même, redoublant ainsi l’image en la rendant plus dérangeante encore. La figure de l’impuissance transite alors des marionnettes aux manipulateur·ices, tandis que la conteuse elle-même est vêtue en poupée et assise au milieu d’une assemblée de peluches. À l’inverse d’un spectacle classique de marionnettes, ce ne sont donc pas celles-ci qui s’humanisent, mais bien les humains qui deviennent pantins – tandis que ceux-ci donnent paradoxalement à voir une potentialité d’émancipation.
Transcender le genre
En effet si l’image d’Épinal de la famille hétérosexuelle heureuse du début avait déjà volé en éclat après la mort de la mère, la seconde partie de la pièce fait entrer en scène des pantins qui utilisent leur condition marionnettique pour transcender leur être. Le garçon estropié et abandonné dans une décharge est en effet recueilli par des travailleur·ses du sexe dans un salon de massage punk qui offre l’image d’une véritable utopie trans (-genre ou -humaine). Jouant de leur matérialité plastique décomposable et recomposable à l’infini, celleux-ci transcendent littéralement les assignations de leur corps, de leur genre et de leur sexe en se greffant et s’amputant au gré de leurs envies quotidiennes tous les organes – génitaux mais pas que – qu’iels veulent, quelque part entre un drag-show d’androïdes débridés et un Toy Story pour adultes. Ainsi, de manière dialectique, le pantin arrivé à la pleine conscience de son mode d’existence n’est plus soumis aux forces qui le manipulent, et peut lui aussi jouer de ses potentialités pour être l’acteur déterminant de sa propre vie. Reste à savoir s’il peut alors reconfigurer sa condition même de pantin…
Transcender les genres, comme Kakushin Nishihara avec son biwa et sa table de mixage, c’est bien ce que fait, brillamment, Satoko Ichihara avec les arts du conte et de la marionnette dans Yoroboshi: The Weakling, tirant des contraintes même de leur forme la problématique de sa pièce. Formellement maîtrisé, visuellement et sonorement audacieux, ce spectacle remarquable d’intelligence fait cohabiter pantins et humains dans une enquête autour de la faiblesse aux résonances particulièrement aiguës : qui sont celles et ceux qu’on appelle faibles ? En quoi constitue leur faiblesse ? et comment celle-ci est-elle construite, dans nos pratiques sociales comme intimes ?
Pas juste un spectacle de pantins pour humains : un spectacle de pantins sur-humains.
Yoroboshi: The Weakling
Texte et mise en scène – Satoko Ichihara
Narratrice – Sachiko Hara
Marionnettistes – Terunobu Osaki, Seira Nakanishi, Ryota Hatanaka, Tomarimaimai
Musique – Kakushin Nishihara
Coordinateur musique – Kenichi Iijima
Scénographie – Tomomi Nakamura
Lumière – Rie Uomori (kehaiworks), Hitomi Kiuchi
Son – Takeshi Inarimori
Vidéo – Kotaro Konishi, Kosuke Katakura
Costumes – Hanaka Kiki, Natsuki Oku
Création des poupées – Eri Fukasawa, Yosuke Sato, Yuna Yoshida, Kenichiro Okonogi, Mugiho Sasaki
Du 7 au 11 novembre au t2g – Théâtre de Gennevilliers
Prochaines dates :
15-16 novembre – De Singel (Anvers, Belgique)
20 novembre – Theater Rotterdam Schouwburg (Rotterdam, Pays-Bas)
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