Créé à l’Archipel de Fouesnant dans le Finistère, le petit monde des abattoirs des Essentielles prend ses quartiers dans le Théâtre de la Cité Internationale en ce début décembre. C’est la troisième fois que Faustine Noguès met en scène un de ses textes. Elle en propose une mise en scène léchée et sensible, faite d’un dialogue finement tissé entre les différents signes de la représentation (création plastique, travail chorégraphique, lumière et son). Travaillant sur le champ et l’hors-champ, multipliant les différentes strates de narration et les points de vue, Faustine Noguès appréhende avec complexité la réalité humaine et sociale du travail en abattoir.
« Ceci est une grève »
La pièce commence après le drame, annoncé par un cri dans le noir : la mort accidentelle d’une employée de l’abattoir, trouvée pendue parmi les bêtes sur la chaîne de découpe. Sur la scène qui reproduit un pan d’abattoir pend une forme hybride, chimère mutilée, dont on ne reconnait d’abord que les longs cheveux bouclés. Comme un punctum dans ce tableau d’informité, la chevelure est le seul signe restant d’une humanité. Le corps de la jeune femme, nu et dépecé comme un cadavre de bestiau, est ainsi offert en pâture à tous les vents et regards.
Voilà donc ce qui lance le spectacle et sa fiction : la nécessité d’une grève, formulée par les employé·e·s en réaction à cette mort sidérante. Le corps pendu ainsi exhibé devient le symbole de leur lutte et la figure de proue du nouveau navire de grève qu’est l’abattoir, afin « qu’il n’y ait plus jamais d’autre accident ». Pour la grève, ils sont des néophytes, mais cela n’a aucune importance. Le spectacle ne fait ni le récit ni la démonstration de la mise en place d’une réelle stratégie d’action, encore moins de la réussite du processus de contestation. Au mieux les voit-on s’organiser pour dormir, ou tenter de composer face au vertige de l’inertie.
D’ailleurs, l’unique petite victoire qu’ils remportent – celle de parvenir à se faire entendre par le Possesseur (chef suprême de l’abattoir) et d’obtenir gain de cause – est désamorcée par un retournement narratif ironique : l’usine abandonne son activité d’abattage de bête et se tronque en usine de fabrication d’huiles essentielles. A travers ce pied de nez et le changement radical d’échelle et de valeur qu’il opère, c’est tout à la fois la lutte et le travail des employé⸱e⸱s qui est ridiculisé, dénigré, rendu véritablement caduque.
Chœur hydrique et tragique
Cette grève n’est en fait qu’un cadre, celui d’un espace désamorcé et d’une temporalité suspendue, qui permet le jaillissement de prises de parole plurielles et nécessaires. Comment porter sa parole et celle des autres, dans la lutte et sur la scène de théâtre, c’est aussi la question que formule cette pièce. Or cette parole s’exprime doublement : de manière collective et individuelle.
Collective d’abord, puisque la collectivité ainsi constituée doit décider de son mode de discours. Faustine Noguès a eu l’idée géniale d’un procédé, qui prend toute son ampleur et son étrangeté à travers la mise en scène : la ventriloquie. Si c’est d’abord une stratégie pour empêcher la Directrice de l’abattoir d’identifier le porte-parole du mouvement et de le condamner au nom du groupe, c’est surtout là une puissante proposition théâtrale : l’invention d’une langue trouble et granuleuse qui fait apparaitre une collectivité d’un ordre nouveau. Ce n’est pas d’un seul corps dont nous entendons l’engagement et les revendications mais d’une hydre tourmentée dont on ne parvient pas à identifier l’origine du cri. La choralité, plutôt que d’être édifiante d’unité et de clarté, grésille et inquiète.
Individuelle ensuite, car de cette mise en suspension du travail à la chaîne et de l’indifférenciation qu’elle perpétue, jaillissent des humanités singulières. A la mesure de ces individualités, Faustine Noguès et les acteur⸱ice⸱s explorent diverses modalités de prises de parole, creusant différents registres : c’est à travers un slam, un monologue, au détour d’un dialogue ou de manière plus frontale dans une performance d’automutilation violente et grotesque adressée au public, que tentent de se formuler ces parcours de vie et leurs prises de conscience. Chacun⸱e choisit la forme et la théâtralité de son récit de vie et de travail, de désespoir, de colère parvenue à sa limite. Nous parvient alors une parole brute, âcre et viscérale, qui se distingue nettement de la syntaxe componctueuse de la Directrice de l’abattoir et encore davantage de la voix lointaine et désincarnée du mystérieux Possesseur. Or à travers ces portraits singuliers, c’est une histoire des conditions de vie des employés d’abattoir qui se tisse et se déploie. La parole prend valeur de témoignage, et l’on rit à en pleurer (ou bien pleure-t-on à en rire ?) lorsque l’une des travailleuses explique qu’après 22 ans d’ancienneté, elle ne gagne encore que 300 euros de plus que le SMIC.
Il est enfin dans la mise en scène des moments de silence et de grâce, d’une puissante pudeur, opérant comme un contrepoint à ces paroles qui sourdent. Des moments où l’on voit l’humanité, honteuse et radicale, à sa limite. Et c’est paradoxalement de ces scènes moins démonstratives et frontalement virulentes que l’on sort le plus bouleversé. Aussi à travers l’accomplissement d’un rituel d’embaumement, précautionneux et grave, la petite collectivité de l’abattoir prend-elle des allures de chœur tragique : en silence, elle pleure et répare d’un même mouvement le corps de sa semblable.
Cadavre de bête, cadavre de femme
Si la première entrée dans la pièce est celle du chœur en grève de l’abattoir, celle-ci complexifie son récit en multipliant les points de vue. En effet, l’idée passionnante est celle de faire de la Morte un personnage vivant et parlant. Ni spectre en errance, ni figure vengeresse, la Morte n’a aucune velléité d’action et n’intervient plus au sein de la fable : d’une voix simple et placide, elle partage au public les perceptions et sensations dont elle est désormais parcourue, comme si son corps et sa chair servaient d’antenne pour les impressions de vie et de lutte des autres. Faite malgré elle porte-parole pour les employé⸱e⸱s en colère, ainsi que meneuse de revue des bêtes qui s’entassent au-dehors de l’abattoir, elle devient pour nous chantre des bruits du monde qui gronde et reprend ainsi le contrôle sur son corps et son symbole.
De plus, par effet de dédoublement, ce corps en vie et en mouvement rejoue le corps immobile et déshumanisé, érigé en martyr. Ainsi, parallèlement aux scènes dans l’abattoir, la Morte évolue silencieusement et au ralenti sur des plateformes en hauteur qu’elle est la seule à fouler, sur deux jambes ou à quatre pattes. En travaillant des procédés d’incarnation et de désincarnation qui empruntent aussi bien au théâtre qu’au cirque, Faustine Noguès – à travers ce personnage de Morte bien vivante – soulève des questions éthiques et métaphysiques. Quel lieu plus privilégié que le théâtre pour s’interroger sur la chair et sur la valeur qu’on lui confère !
Le travail scénographique s’inscrit tout entier dans cette exploration. Dans une logique de stratification de l’espace – stratification préalablement contenue dans la structure de la pièce -, le scénographe Hervé Cherblanc fait coexister différents pans de réalité, ce qui permet des mises en parallèle très éloquentes. Il est une scène sublime durant laquelle les employés décrochent le cadavre de la morte alors que, simultanément, la comédienne descend lentement le long d’un mât chinois. Cette symétrie puissante et troublante exemplifie ainsi ce qui semble être la problématique centrale de la pièce : alors que sont mises côte à côte, dans le même espace-temps, la vie et la mort, la présence et l’absence, l’esprit et la chair, l’on se demande âcrement ce qui distingue là la femme de la bête, la bête de la femme.
Qu’y a-t-il dans l’angle mort ?
Dans Les Essentielles, Faustine Noguès explore les possibles du théâtre et de l’écriture pour faire surgir des langues, des théâtralités et surtout des corporalités qui se confrontent et se frottent en contraste. On notera en particulier le jeu fascinant d’Armande Sanseverino qui, par une corporalité très détaillée rappelant celle de l’automate, campe une Directrice d’abattoir tout en nuances et contradictions. Ainsi, Les Essentielles n’appelle pas frontalement à une prise de conscience, mais nous invite à décaler notre regard en exposant des angles morts.
A travers la mise en scène, comme l’on fait en poésie, sont égrenés des métaphores et motifs qui, une fois manipulés, transformés et détournés, n’offrent de résolution que les interrogations qu’ils font naître en nous. Stupéfiants-images et images stupéfiantes, qui mettent en jeu la question du regard et de la valeur que celui-ci confère aux formes et objets qu’il considère. Une découpe de vache devient un fauteuil sophistiqué, un cadavre étincelle comme un bijou carmin, des tresses de mycélium (ou de crin, ou de cheveux ?) sortent des murs. En faisant se métamorphoser les éléments, elle suspend le processus d’identification et nous laisse ainsi en proie à une question qui nous hante : qui décide de ce qui a ou non de la valeur ?
Les Essentielles
Texte et mise en scène – Faustine Noguès
Jeu – Estelle Borel, Odja Llorca, Caroline Menon-Bertheux, Faustine Noguès, Alexandre Pallu, Armande Sanseverino et Martin Van Eeckhoudt
Avec la participation de Daniel Ragussis
Collaboration à la mise en scène / corps et mouvements – Rafael de Paula
Assistanat à la mise en scène – Casseline Gilet
Création plastique – Sylvain Wavrant
Scénographie – Hervé Cherblanc
Création sonore – Colombine Jacquemont
Création décor – Scenopolis
Création lumière – Zoé Dada et Eliah Ramon
Costumes – Estelle Boul
Régie plateau et générale – Lisalou Eyssautier
Création du dispositif olfactif – Simon Rutten
Vu au Théâtre de la Cité Internationale le 5 décembre 2024.
Prochaines dates :
Le 28 mars 2025 – Théâtre André Malraux à Chevilly Larue
Les 3 et 4 avril 2025 – EMC – Saint Michel-sur-Orge
Le 10 avril 2025 – Théâtre Jacques Carat à Cachan
Le 15 et 16 avril 2025 – Théâtre de Château Rouge – Annemasse